Bien cher Papa,
Tu viens de nous quitter, fort tôt, à l’âge de 68 ans. C’est l’époux, le père, le frère et le grand père qui s’en vont en même temps.
Pour ma sœur, c’est un pilier de sa vie qui part ; ce père auquel elle confrontait sa vision du monde à mesure qu’elle se précisait. Elle partageait avec lui ses découvertes, ses interrogations, mais aussi ses peines et ses joies. Il la conseillait dans ses décisions.
Pour moi ton fils, c’est la perte d’un père devant lequel je venais annoncer fièrement l’obtention d’un stage, la validation d’un diplôme, le décrochage d’un job, la remise d’un grade, l’accroissement de mes responsabilités, puis finalement mon mariage et la naissance d’un, deux, puis trois fils. Car toutes ces choses ne sont rien sans l’estime d’un père.
Cher paternel, ce moment triste et douloureux nous amène à parcourir le beau livre de ta vie, que je voudrais aujourd’hui considérer sous trois aspects : l’homme, le père et son héritage intellectuel.
L’homme.
Tu étais un homme de passion, sans cesse à la recherche d’un monde meilleur.
Influencé par tes jeunes années au Maroc, pétri d’éducation chrétienne, tu trouvais ta raison de vivre dans le souci des autres et la résolution des conflits.
Nous avons suivi de près nombre de tables rondes, organisées à Caux, en Suisse pour favoriser des cessez-le feu en Afrique, ce que j’ai souvent expliqué comme de la diplomatie parallèle à mon entourage.
Tu as aussi œuvré en France avec toutes tes cartes pour que se rapprochent les minorités qui vivent dans ce pays où les fiertés s’entrechoquent, mais produisent des coups d’éclats lorsqu’ensemble elles sont menées vers leur salut commun.
Homme de foi et protestant authentique, tu lisais la Bible chaque semaine et nourrissais les discussions du dimanche midi de tes interprétations.
Tu étais aussi celui qui gérait notre maison de Versailles, socle de notre jeunesse, et veillait sur nos finances familiales avec méthode et minutie.
Tu étais un homme de principes.
On ne fumait pas. On ne buvait pas. On apprenait que l’argent ne se joue pas mais qu’il se gagne.
Tu voulais que nous apprenions à penser par nous-même. C’est réussi.
La télévision ne s’allumait que pour diffuser un documentaire instructif ou un FHVM (un film à haute valeur morale).
Le père.
Bien sûr, tes grands principes de père n’ont pas échappé à l’assaut de nos adolescences.
Face à ton suivi méthodique de nos leçons, il m’a fallu inventer un alphabet phonétique codé, à partir duquel coller mes antisèches sur le mur derrière toi quand tu me les faisais réciter et te faire croire que je les avais apprises.
Tu régulais l’usage des baladeurs, walkman et autres discman, pour ne pas abîmer nos oreilles. Il fallait en posséder plusieurs pour pouvoir contrevenir à la règle, et toujours tendre une oreille pour entendre arriver l’autorité.
Tu cherchais souvent à élever les sujets de conversation pour rejoindre une dimension d’intérêt général mais tu te heurtais fréquemment à nos problématiques plus basiques.
Tu ne voulais pas que l’on sorte plus d’une fois dans le weekend, si bien que nous avons parfois fugué par la cuisine, et une ou deux fois été poursuivis jusque dans l’allée du jardin, avant d’être exfiltrés pour ma part sur le scooter d’un complice.
Toutes ces choses, tu nous les pardonnais et nous en avons ri ensemble a posteriori.
Alors oui, tes principes, nous les avons mis à l’épreuve, nous les avons tordus, nous avons essayé avec ou sans, mais l’effet majeur est atteint car nos vies ont été bien cadrées.
Tu as toujours été un père aimant.
En dépit de nos écarts ou de nos échecs, ton amour est toujours resté inconditionnel.
Je me souviens que tu as sauvé mon permis de conduire en assumant une ultime infraction à ma place.
Après mon premier échec au recrutement des écoles de commerce, je me souviens que tu m’as relevé. Tu m’as retrouvé un concours et un logement à côté d’une nouvelle école, encouragé et remis sur les rails.
Plus tard dans ma vie, quand nos opinions ont divergé, tu as su m’écouter et respecter mon point de vue.
Et je ne peux parler du père sans parler du grand père, que Dieux merci tu as eu le temps d’être. Un grand père aimant, qui avait une tendre relation avec ses trois petits fils, en particulier avec Wandrille que tu emmenais à vélo, tout petit, pour le plus grand bonheur de vous deux. Et il aimait tant à tes côtés faire des travaux dans le jardin.
Pour finir, je parlerai de
L’héritage intellectuel.
Nous avons observé chez toi nombre de qualités que nous avons appris à valoriser dans un monde qui accélère. Je n’en citerai que cinq.
Avoir de la vision
Tu m’as appris dans mes jeunes années que l’on doit regarder les grands axes qui composent un propos, un texte, une leçon pour bien la restituer. Et que la vision d’ensemble, c’est ce qui relie les grands axes et leur donne du sens. La vision c’est aussi le sens que l’on donne à une tâche, une mission et qui permet de fédérer autour de soi.
Le sens des responsabilités
Nous jouions au Monopoly, tu nous apprenais déjà à gérer notre argent, et plus tard à tenir des carnets de compte, faire un budget, disciplines si cruciales aujourd’hui dans nos vies d’adultes.
Tu m’as appris à traiter l’information, et montré comment la créativité et le pragmatisme bien conjugués rendent plus efficace.
La passion
Avec toi, nous avons vu comme on peut aller loin lorsqu’on est porté par sa passion. Et comme chaque insomnie même, peut être mise au service de la cause .
Pour toi c’était l’aménagement d’un monde meilleur et nos liens comme français avec l’Afrique et le monde arabe. A nous désormais d’identifier nos passions et de les orienter pour carburer comme tu l’as fait, vers les sujets porteurs.
L’altruisme
Comme le dit Maman, tu savais te mettre dans les chaussures de l’autre. Tu nous as appris à entrer dans des schémas de pensée différents.
Ainsi nous pouvons nouer avec des personnes de toutes les cultures et de tous les niveaux dans la société.
La force du pardon
Le pardon, parfois si difficile à donner est comme une clé qui désamorce les crises. Je dois reconnaitre en avoir fait l’expérience moi-même. Le pardon sème la paix et la paix profite à tous.
Pour conclure, je veux parler de
La richesse de tes dernières semaines.
Quelle belle collaboration entre père et fils, quelle expérience édifiante d’avoir travaillé d’arrache pied à tes côtés ces dernières semaines, contre la montre face à la maladie, avec un ultime délai inconnu, mais en gardant la tête froide.
Fidèle à toi-même, depuis un an tu avais minutieusement préparé ton départ pour que nous puissions reprendre la main et assurer de belles et paisibles années à Maman.
Dans cette collaboration, j’ai réalisé à quel point, malgré ton calme apparent, tu étais le roc de la famille. Puisse Dieu me donner la force de prendre ta suite.
Etienne Chavanne
Culte d’Adieu à mon père Frédéric,
Le samedi 18 février 2023
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